J’estime que je me suis insérée à 50 % dans une ville si j’ai pris mes marques avec sa bibliothèque. C’est maintenant chose faite à Lucca. Le rayon livres anglophones a l’air potable, donc j’en profite pas mal. Et voici le premier livre que j’y ai emprunté, complétement au hasard…

Ella Minnow Pea
A Novel of Letters
Mark Dunn
- Langue originale : Anglais (US)
- Editeur : Anchor Books
- Publication : 2002
- Traduction : L’Isle Lettrée en français par Marie-Claude Plourde, que j’adorerais avoir entre les mains
- Niveau de lecteur : Avancé (+)
- Thèmes : langue, lipogramme, totalitarisme, écriture, roman épistolaire
L’histoire se passe sur l’île de Nollop, baptisée d’après l’auteur génial et adulé du pangramme (soit la phrase qui contient toutes les lettres de l’alphabet, et ce avec le moins de répétitions possibles) « the quick brown fox jumps over the lazy dog ». Les habitants ont développé une culture (et même, en ce qui concerne certains dans le gouvernement, un culte) centrée autour de cette phrase et du langage en général.
Malheureusement, sur le monument dressé en l’honneur de ce héros national linguiste, les lettres qui composent LA phrase se détachent petit à petit de leur socle. Et en même temps qu’elles disparaissent de la statue, le gouvernement les fait aussi disparaitre de la langue et donc du livre par des décrets assez terrifiants. Au fur et à mesure que les lettres disparaissent (un peu à la Perec), les habitants perdent à la fois leur culture, basée sur la littérature et l’échange de lettres, et leur liberté d’expression. Le livre est donc à la fois un tour de force de la part de l’auteur, qui se retrouve peu à peu lui aussi privé de ses matières premières, mais en même temps c’est aussi une réflexion sur les totalitarismes et sur la liberté d’expression qui, puisqu’elle est retransmise très concrètement à travers l’absence marquante et manquante de certaines lettres (de plus en plus nombreuses), est d’autant plus touchante.
De manière générale j’ai vraiment accroché, à part certains moments où la logique souffrait un peu (hellooowww ? Vous vous doutez que vous lettres passent par des organes de censure du gouvernement et donc prenez garde à ne jamais utiliser les lettres interdites même dans votre correspondance privée, mais par contre vous n’hésitez pas à parler de vos petits mouvements révolutionnaires secrets ???). En même temps, il faut avouer que souvent les romans épistolaires ont des relents artificiels, mais dans celui-ci ce n’est pas trop trop le cas globalement, et quand il l’est on l’attribue au style, très formel à juste titre. En effet, lexicalement Ella Minnow Pea est très riche, en partie à cause de la culture des habitants de l’île qui donnent la part belle aux linguisteries, puis dans un second temps à cause des milliards de périphrases nécessaires pour exprimer le moindre mot quand il ne reste plus que quelques lettres pour le composer. Ça aurait pu produire un effet à la fois snob et lourd, mais c’est fait au contraire d’une manière ludique qui nous débloque et nous décomplexe totalement. (En plus, en tant que francophone il faut bien avouer qu’on a de la chance de pouvoir comprendre plus facilement que d’autres le haut langage anglais. Yay !)
En définitif, en dépit du challenge que représente le livre au niveau de la langue, c’est une lecture qui est plutôt rapide et très divertissante, pas si inaccessible qu’elle parait au premier abord.. J’ai été particulièrement emballée par l’originalité rafraichissante tant de la forme que du traitement du thème.